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LES MEMOIRES

Transactions Culturelles Electroniques/Imprimées


Viani
, Boulevard, 1923-25


Ettore Janulardo

Lorenzo Viani: un artiste toscan ˆ Paris



ÒLĠartiste doit tre disproportionnŽ: cĠest seulement ˆ ce titre quĠil sera Žloquent et saura saisir le caractre exceptionnel des chosesÓ




1. NŽ ˆ Viareggio en 1882, sur la c™te toscane prs de la vieille darse de la ville, le peintre et Žcrivain Lorenzo Viani vit ses premires annŽes dans un contexte difficile, marquŽ par la misre et par de nombreuses difficultŽs. Incapable de se soumettre ˆ la discipline scolaire, il arrte ses Žtudes aprs deux annŽes de cours ŽlŽmentaire, tout en commenant ˆ ressentir de la fascination pour des personnages lŽgendaires de la mouvance anarchiste, tel que Sante Caserio: cĠest en juin 1894 que lĠanarchiste italien Geronimo Sante Caserio poignarde et tue le PrŽsident de la RŽpublique franaise Sadi Carnot, en visite ˆ Lyon. DestinŽ ˆ devenir trs populaire (deux ans plus tard, ˆ Buenos-Aires, para”t en castillan une revue intitulŽe ÒCaserioÓ), le jeune anarchiste italien est exŽcutŽ ˆ Lyon le 15 aožt 1894. Exclu de toute formation rŽgulire, Viani sĠinitie ˆ la lecture de grands Žcrivains du XIXe sicle, tels que Walter Scott et Victor Hugo, et admire le magistre de Jules Michelet: les mythes de la RŽvolution et de la Commune de Paris deviennent ainsi parmi les rŽfŽrences de lĠimaginaire de Viani, au moment mme o les conditions de lĠItalie et celles de sa propre famille favorisent la rŽception, de sa part, dĠidŽes extrŽmistes ou sophistiquŽes: Viani conna”t ainsi des personnalitŽs du milieu anarcho-socialiste (Andrea Costa, Leonida Bissolati) ou intellectuel (Giacomo Puccini et Gabriele DĠAnnunzio).

LĠItalie fin-de-sicle est traversŽe par une sŽrie de protestations de plus en plus violentes, culminant dans le massacre opŽrŽ ˆ Milan par le gŽnŽral Bava-Beccaris, lors des rassemblements en 1898 contre lĠaugmentation du prix du pain, et dans lĠassassinat par lĠanarchiste Gaetano Bresci du roi Umberto I en 1900. La c™te septentrionale de la Toscane et la province de Lucques, dont la ville de Viareggio, sont parmi les hauts lieux de la protestation sociale, et cĠest dans ce contexte que Viani se met au dessin, tout en partegeant lĠesprit libertaire de ses camarades libres penseurs. Inscrit ˆ un Institut dĠArt de Lucques, passant quelquefois des nuits au Casone de Viareggio, sorte de foyer pour marginaux prŽfigurant lĠexpŽrience parisienne ˆ la Ruche, Viani continue de lire des textes modernes: Zola, Dostoievski, Bakounine, Nietzsche, entre autres. Aprs un sŽjour en prison, Viani est prŽsentŽ ˆ Giovanni Fattori, le plus important reprŽsentant des peintres macchiaioli (les tachistes, toscans pour la plupart, contemporains de lĠEcole de Barbizon), qui reconna”t certaines qualitŽs au jeune dessinateur.

Viani sĠinscrit alors ˆ lĠEcole Libre de Nu, annexe de lĠAcadŽmie des Beaux-Arts de Florence, et suit les cours de Fattori. CĠest en 1907 que Viani rencontre lĠune des personnalitŽs les plus marquantes pour lui: lĠŽcrivain ligurien Ceccardo Roccatagliata Ceccardi (1871-1932, animateur du foyer politico-intellectuel et para-anarchiste de la RŽpublique dĠApua. Aprs avoir exposŽ des dessins ˆ la Biennale de Venise, en 1907, Viani conna”t le peintre futuriste Umberto Boccioni et dŽcouvre les tableaux dĠEugne Laermans. En janvier 1908 se situe son premier sŽjour ˆ Paris, la ville qui avait marquŽ de son empreinte mythique beaucoup de moments rveurs du jeune Viani: il visite la rŽtrospective de Van Gogh, mais avoue par la suite ne pas avoir tout saisi de lĠÏuvre du ma”tre hollandais. CĠest le premier faux pas de Viani dans la capitale franaise, avec laquelle il semble destinŽ ˆ une sŽries de contacts difficiles, marquŽs par des difficultŽs Žconomiques et par de nombreuses incomprŽhensions, mais aussi par la mise au point dĠune lecture transversale de la rŽalitŽ artistique et sociale de Paris, susceptible de devenir une sorte de fil rouge rŽcurrent dans la prose et les tableaux de lĠartiste toscan, parmi les plus tŽnaces constructeurs dĠune image noire et dŽsespŽrŽ de la ville-lumire. Cette vision nŽgative de Paris, entretenue par le sŽjour de Viani au dortoir de la Ruche, donnera le ton ˆ presque toutes les pages de son roman Parigi, publiŽ en 1925 dans une toute autre situation historique et personnelle. Il est de nouveau ˆ Paris en fin dĠannŽe 1908, en se rendant ensuite ˆ Bruxelles y regarder les Ïuvres de Meunier et de Laermans. Au dŽbut de lĠannŽe suivante Viani est encore ˆ Paris. Son attitude solitaire ne change pas: bien quĠil rencontre dĠune manire sporadique Matisse et Picasso, il est tout ˆ fait insensible ˆ lĠart dĠambiance du premier et rudement critique vis-ˆ-vis du ma”tre espagnol. DŽtestant la vie mondaine de la capitale, Viani continue de travailler dans des conditions Žconomiques trs difficiles et se partage entre le sŽjour parisien (il prend part au Salon dĠAutomne) et quelques retours en Italie.

LĠannŽe 1911 est riche de rencontres et dĠactivitŽs pour le peintre toscan. Violemment opposŽ ˆ la guerre suscitŽe par lĠItalie pour la conqute de la Lybie (comme dĠailleurs le socialiste rŽvolutionnaire quĠŽtait ˆ lĠŽpoque Mussolini), Viani participe ˆ des rencontres anti-militaristes. En dŽcembre, il est ˆ Paris en contact avec les groupes anarchistes italiens et europŽens, ainsi quĠavec le syndicaliste rŽvolutionnaire Alceste De Ambris, futur compagnon de DĠAnnunzio lors de lĠoccupation militaire de Fiume en 1919 (Le 12 septembre 1919, DĠAnnunzio et ses lŽgionnaires, des militaires nĠobŽissant plus au gouvernement lŽgitime, occupent par un coup de force la ville de Fiume (Rijeka), jusquĠalors gŽrŽe par une commission interalliŽe. Cette action, renouvelant lĠatmosphre belliciste de mai 1915 et causant de lourdes retombŽes internationales pour le gouvernement italien jusquĠˆ son Žpilogue en No‘l 1920, est la prŽfiguration de la marche sur Rome). CĠest dans la ferveur de ces rencontres parisiennes en 1911 que Viani crŽe les dix cartons A la gloire de la guerre: leur conception rappelle les suggestions graphiques de la satire de LĠAssiette au beurre. DessinŽ au fusain, ce cycle anti-militariste se dresse avec viguer dramatique contre lĠentreprise coloniale italienne et marque un tournant explicitement engagŽ dans la production artistique de Viani, bien que son style dur, sans aucune concession ni au plaisir de la description de sujets agrŽables ni ˆ lĠidŽe de malheurs humains gŽnŽriquement mŽtaphysiques, soit dŽjˆ affichŽ dans quelques travaux antŽcŽdants. ArrtŽ ˆ cause de la publication du cycle dans un album album ŽditŽ par la Chambre du Travail de Parme, Viani est libŽrŽ gr‰ce au soutien de quelques amis.

RentrŽ en Toscane en janvier 1912, il continue de participer ˆ des rencontres contre la guerre et de frŽquenter ses amis, parmi lesquels Ceccardo Ceccardi qui Žlargit sa culture littŽraire antique et moderne. Viani fait Žgalement des connaissances dans le milieu futuriste de la revue Lacerba (Papini, Ungaretti, Rosai). En 1913, il expose encore au Salon dĠAutomne de Paris, tandis que lĠannŽe suivante il peint la Peste ˆ Lucques et travaille ˆ La bŽnŽdiction des morts en mer et au Saint visage. Dans ces grandes toiles exŽcutŽes entre 1913 et 1916, ÒViani reconsidre de faon critique lĠÏuvre des primitifs italiens, et fait en mme temps appel au potentiel expressionniste mžri pendant les sŽjours ˆ Paris: aux synthses rapides et ˆ la mimique gestuelle propres aux crucifixions anciennes il juxtapose des visages que signe une plasticitŽ unique ÉÓ. (P. Pacini)

Lors de lĠŽclatement de la guerre de 1914, on enregistre des positions diffŽrentes dans le groupe de la RŽpublique dĠApua: face ˆ des anarchistes qui refusent toute possibilitŽ dĠengagement dans le conflit, Viani soutient dĠabord la propagande interventiste de Cesare Battisti (1875-1916), il est ensuite appelŽ par lĠarmŽe en 1916. Viani combat en premire ligne et participe aux initiatives de propagande patriotique (cf. Ritorno alla patria, 1929, qui remporte le Prix Viareggio). RetournŽ ˆ la vie civile, il se marie en 1919 et sĠŽtablit ˆ Montecatini.

La mort en aožt de la mme annŽe de son ami Ceccardo Ceccardi, avec le ralentissement de lĠactivitŽ libertaire de la RŽpublique dĠApua, contribue ˆ lĠouverture dĠune phase nouvelle dans la vie de lĠartiste. En 1921, il collabore au Popolo dĠItalia, le quotidien fondŽ en 1914 par Mussolini, sans doute avec un subside des services secrets franais, aprs son Žloignement du Parti Socialiste Italien.

CĠest en 1922, lĠannŽe de la Marche sur Rome organisŽe par Mussolini, que Viani publie son premier livre, Ceccardo, consacrŽ ˆ son ami disparu; la PrŽface est signŽe par lĠartiste toscan Ardengo Soffici. Viani publie dĠautres livres les annŽes suivantes et sĠŽtablit ˆ nouveau ˆ Viareggio, o il devient le gŽnŽral de la libre association lĠArmŽe des vˆgeri (lĠarmŽe des vagabonds). Il travaille ˆ la sŽrie des peintures sur Paris et publie en 1925 Parigi, tŽmoignage romancŽ de son sŽjour parisien ˆ la Ruche. Entre 1925 et 1927, il enseigne DŽcor et ornement ˆ Lucques et la MunicipalitŽ de Viareggio lui achte La bŽnŽdiction des morts en mer. Toujours dans les mmes annŽes, entre 1925 et 1927, il travaille au grand tableau Paris, ˆ lĠhospice des pauvres, aussi connu sous le titre Dortoir.

En 1927, Viani commence sa collaboration rŽgulire au Corriere della Sera et publie dĠautres textes. En mai, est inaugurŽ le Monument aux Morts de Viareggio, qui suscite beaucoup de polŽmiques. Il surgit dans une place quĠon appelait la place des peurs. Et pour cause: ÒCĠest un des rares monuments commŽmoratifs É ˆ avoir une remarquable valeur artistique, mais pour la sociŽtŽ provinciale de petits-bourgeois dĠalors cĠŽtait le monument des ÔpeursĠ parce quĠil sĠen dŽgagait cržment et sans fioritures lĠimage de la mort. Il nĠy a, en effet, ni triomphes, ni lauriers, il nĠy a quĠun paysan en train de semer et derrire lui un fantassin mort É et un soldat moribond tendu en un Žlan dŽsespŽrŽ, comme vers une vie nouvelle, vers le semeur. LĠhistoire de ce monument est significative: il sĠagit en mme temps de la ÔtrahisonĠ et de la fidŽlitŽ de Viani É La bataille fut gagnŽe sans nul doute possible gr‰ce ˆ lĠappui des amis ÔgerarchiĠ, mais, paradoxalement, fut gagnŽe contre la rhŽtorique dominante du rŽgime É contre lĠopinion ÔcommuneĠ. Elle fut gagnŽe pour Žriger un monument aux personnages Žternels du monde de Viani: les paysans, le petit peuple ÉÓ. (G. Pieraccini)

Onze Ïuvres de Viani sont exposŽes ˆ la seizime Biennale de Venise, en 1928; et lĠon expose Dortoir, citation des personnages connus ou entrevus ˆ la Ruche, dans une grande exposition ˆ Viareggio, prŽsentŽe par Margherita Sarfatti. Intellectuelle et critique, Sarfatti est lĠune des personnalitŽs les plus connues du monde artistique italien de lĠentre-deux-guerres. (NŽe en 1880 dĠune importante famille juive vŽnitienne, Margherita Sarfatti se dŽplace ˆ Milan et devient journaliste: cĠest dans ce milieu quĠelle conna”t Mussolini, avec qui elle a une liaison sentimentale, partageant avec le Duce de fortes passions nationalistes. En 1919, son habitation milanaise devient lĠun des salons littŽraires les plus importants de la ville. Aprs la fondation du groupement artistique du Novecento, elle collabore ˆ la revue Gerarchia, dirigŽe par Mussolini. Mais en 1938, aprs la promulgation des Lois pour la protection de la race, Margherita Sarfatti quitte lĠItalie pour sĠinstaller en Argentine, dĠo elle ne rentre en Italie quĠaprs la guerre).

Au comble de son succs, Viani Žcrit encore, participe ˆ la Biennale de Venise et prend part ˆ plusieurs rencontres futuristes en Toscane. Lors de sa partecipation ˆ la Premire Quadriennale de Rome, en 1931, Mussolini semble manifester de lĠintŽrt pour lĠartiste de Viareggio. De plus en plus victime dĠaccs dĠasthme, il affiche ˆ nouveau ses sentiments anarchistes, qui suscitent lĠirritation des chefs fascistes locaux. Viani travaille ˆ la dŽcoration de la Gare de Viareggio et expose ˆ Venise, en Toscane et ˆ Rome. En juin 1936 Viani est encore ˆ la Biennale de Venise. ChargŽ de rŽaliser les fresques de lĠOrphŽlinat ÒQuatre NovembreÓ, ˆ Ostie prs de Rome, il est victime de fortes attaques dĠasthme. Il meurt dĠune crise cardiaque le 2 novembre 1936.



2. LiŽ ˆ sa propre dimension territoriale, Viani affiche un visage dĠexpressionniste virulent. Sur le fond dĠun anarchisme qui rŽsiste aux rappels ˆ lĠordre des annŽes Vingt, aux compromissions avec le rŽgime fasciste et aux succs des dernires annŽes de sa vie, lĠartiste toscan se montre capable de profiter de ses sŽjours parisiens, ˆ partir de 1908, pour Žvoluer vers une connotation qui rappelle les fauves, mais avec une participation emotionnelle plus intense, et qui parviendra, en correspondance avec lĠune des tendances artistiques de lĠŽpoque, aux peintures murales des annŽes 1935-36 pour la gare de Viareggio et pour lĠOrphŽlinat ÒQuatre NovembreÓ.

Mais, ˆ c™tŽ de son Ïuvre figurative, il Žcrit beaucoup de contributions littŽraires. CĠest en 1925 quĠil publie Parigi, le compte-rendu, excessif et forcŽ, de ses sŽjours parisiens entre 1908-09 et en 1911. Son rŽcit se prŽsente comme la mŽtaphore dĠune vie qui cherche la littŽrature, en mme temps quĠil sĠagit du livre mythique des expŽriences dĠun jeune artiste sans moyens en qute des souvenirs de la Commune parisienne de 1871. Nourri de lectures et dĠexpŽriences diffŽrentes, ˆ lĠintŽrieur desquelles le dŽnominateur commun est constituŽ par la dŽnonciation de la misre et de lĠexploitation sociale, Viani se doit de faire lĠexpŽrience de Paris, qui lui appara”t Òcomme la ville o convergent les destins du monde, la ville o chaque homme est libreÓ. LĠexpŽrience artistique que Viani relate dans son roman nĠest alors quĠun prŽtexte pour prŽsenter son voyage de formation dĠun village de la c™te toscane ˆ la lŽgende de la ville tentaculaire du Nord, riche de lumires mais aussi marquŽe par la violence de la faim, de la misre, de la mort.

Dans lĠÏuvre de Viani, dure et amre, les pages et les images consacrŽes ˆ Paris sont parmi les plus nŽgatives quĠon puisse dŽcouvrir. CĠest une sorte de ville noire qui se juxtapose aux mythes de la Belle Epoque, en les renversant dĠune manire brutale et totale: les boulevards et les animations de la capitale se transforment ainsi dans un tourbillon de fant™mes grotesques et hallucinŽs, Žtroitement liŽs aux visions obscures transmises par les pages de Jean Richepin ou par la culture de lĠentre-deux-guerres de lĠEcole de Paris.

Le symbole dĠun sŽjour dŽsespŽrŽ est reprŽsentŽ par la Ruche. CitŽ dĠartistes situŽe 2, passage Dantzig, Paris Quinzime, non loin de Montparnasse, le b‰timent doit son nom ˆ sa structure, qui rŽpartit les ateliers en alvŽoles autour dĠune rotonde centrale. Construit en partie par lĠŽquipe de Gustave Eiffel pour abriter le pavillon des vins ˆ lĠExposition universelle de 1889, destinŽ ˆ la dŽmolition, cet Ždifice est dŽmontŽ puis reconstruit en 1900, passage Dantzig, sous lĠimpulsion du sculpteur Alfred Boucher. Les ateliers, situŽs au rez-de-chaussŽe pour les sculpteurs, et aux Žtages pour les peintres, sont accessibles moyennant un loyer modique. Le fonctionnement de la Ruche est celui dĠun phalanstre dĠartistes, et beaucoup de rŽfugiŽs politiques y trouvent asile. Chagall, Soutine, Cendrars, Modigliani y rŽsident, entre autres.

Loin dĠtre la Òrotonde de fer et de briquesÓ destinŽe aux artistes, ce b‰timent se mŽtamorphose dans les pages de Viani en une sorte dĠasile dĠaliŽnŽs o vivent des pauvres, au milieu dĠun terrain vague dŽsolŽ et glacial prs de la Porte de Versailles (les citations du livre Parigi correspondent ˆ ma traduction de lĠŽdition Milan 1980):

ÒAu lieu dĠtre ˆ Paris, jĠeus la sensation de me trouver dans un village sauvage É LĠŽdifice immense devenait noir dans le couchant; par les fentres ouvertes sĠallongeant toutes pareilles sur la faade, et qui en accroissaient lĠapparence lugubre, on entandait des voix ŽtouffŽes comparables ˆ celles quĠon peroit sous les murs dĠun asile de fousÓ.

Dans les pages de Viani, pas de traces positives du Paris capitale des arts du Vingtime sicle; ce nĠest pas la communautŽ dĠartistes (dont la plupart sont les Žtrangers de lĠEcole de Paris se regroupant ˆ Montmartre ou ˆ Montparnasse) qui retient son attention. Solitaire mais non isolŽ, Viani est ˆ la recherche des suggestions et des possibles reprŽsentations dĠun autre visage de la capitale. LĠatmosphre lugubre dessinŽe par lĠartiste toscan dans ses pŽrŽgrinations parisiennes, o la Seine est le vŽhicule et le miroir de la mort, est digne des traits dĠHonorŽ Daumier; endroit consacrŽ ˆ la non-existence et ˆ la disparition, dans les pages de Viani le fleuve parisien boit les suicidŽs comme sĠil sĠagissait de sacrifices humains prŽservant la capitale dĠautres catastrophes:

ÒLe cours du fleuve semblait un manteau funbre ˆ franges dĠargent sous le vent, Paris devenait flou dans un ciel de cendre, un brouillard dense fusionnait la ville aux champs, les habitations Žtaient englouties par la nuit. Lorsque les arcades dĠun pont sĠouvrirent au gel et aux tŽnbres, une forme enchevtrŽe et noire, un homme, tomba dĠune pile ... La Seine paraissait un pavŽ: tel un saltimbaque devenu fou, lĠhomme y jonglait dessus comme sĠil faisait des rŽvŽrences aux gens sur le pontÓ.

Le thme du miroir et du sacrifice fluvial est Žgalement prŽsent chez Walter Benjamin qui Žcrit en 1929, en se rŽfŽrant ˆ la Seine (Paris, la ville dans le miroir, dans W. Benjamin, Sens unique, Enfance berlinoise, Paysages urbains, Ždit. franaise Paris 1988): ÒCĠest elle le grand miroir toujours vivant de Paris. Chaque jour la ville jette dans ce fleuve les images de ses solides Ždifices et de ses rves de nuages. Il accepte de bonne gr‰ce les offrandes de ce sacrifice et, en signe de sa faveur, il les brise en mille morceauxÓ.

En se rŽfŽrant aux premires images parisiennes peintes par Viani, mais les mmes observations sont valables pour les pages de Parigi, capables de susciter lĠatmosphre vŽcues lors des sŽjours du dŽbut du sicle, remarque le critique Pacini (P. Pacini, LĠattrait de Paris et sa leon, dans le catalogue de lĠExposition Lorenzo Viani, Paris, MusŽe-Galerie de la Seita, 1987): ÒAux origines de tant de Ômaudits par DieuĠ É se trouvent des conditions opŽratives insoutenables, des attentes dŽues et des frustrations continuelles; cĠest la pŽriode o lĠartiste de Viareggio É ne parle pas, mais rugit, jure et hurleÓ. CĠest dĠailleurs le pote Mario Luzi qui souligne que ÒViani nous prŽsente des figures ÔnuesĠ, dŽpouillŽes de toute sensiblerie: des figures qui ne vivent que pour la force limpide et ardente du regard de lĠartisteÓ.

Le rŽcit de Viani tourne vite ˆ la reprŽsentation grotesque et fait de la capitale franaise, si rvŽe avant son dŽpart de Viareggio, la ville nŽgative par excellence, digne de cette remarque de Jean Roudaut (Les Villes imaginaires dans la littŽrature franaise, Paris, 1990): ÒLa CitŽ du Mal nĠest pas seulement noire; elle est anguleuse et visibleÓ. Et Paris vu de la tour de Notre-Dame, bien quĠon cite Victor Hugo avec de lĠadmiration (cf. le tableau Habitude et la dŽclaration de Viani: ÒQuand tout jeune je lisais Victor Hugo, ce qui mĠŽmouvait le plus cĠŽtait Notre-Dame de Paris. Ces phrases sonores comme une salve de batteries É rŽsonnaient toujours ˆ mes oreillesÓ ), Paris vu du haut nĠest pas plus gai. Le panorama urbain se mŽtamorphose en vision sinistre dĠune ville assiŽgŽe par ses propres monuments, et la Seine continue dĠtre lĠobscur vecteur dĠimages dŽsagrŽables: elle

Òtransmettait le roulement continu dĠun orage sur les mers du nord; une brume de cendre et de poix enveloppait la ville, lĠ”le nĠŽtait quĠun grand navire englouti dans la vase, ŽchouŽ ˆ fleur dĠeau au milieu de la Seine. Les cheminŽes noires, les piques, les pointes, É , les toits recouverts de plaques dĠardoise donnaient lĠimpression de boucliers et de b‰tons levŽs par une armŽe ˆ lĠassaut de la ville haute; sur ce vacarme tel quĠune tempte sur la mer, le Louvre, le TrocadŽro, le PanthŽon, lĠArc de Triomphe, la Bourse, le Palais de Justice, les m‰ts de Saint-Denis et de Saint-Germain avaient lĠaspect de bateaux pirates se dirigeant tous feux Žteints vers le phare du SacrŽ-CoeurÓ.

DĠici quelques temps, il est alors naturel pour Viani de choisir le retour, lĠodeur du soleil et de la mer, les accents toscans et les regards inquiets de sa mre. Dans ses pages, la rŽalitŽ des petites villes toscanes, aux dimensions comprŽhensibles et mesurables, est le seul endroit permettant une vie communautaire acceptable, sans laquelle la folie et la mort frappent lĠhomme dans son isolement.

Le rŽcit reprŽsente ainsi le drame dĠune mŽtropole qui ne colle pas ˆ son image dans lĠart, la littŽrature, la vie politique, surtout parce que les moyens dĠapprocher ces facettes du visage urban de Paris ne sont pas assez riches ou sophistiquŽs. Mme le Paris des arts et des musŽes dŽoit le jeune artiste dŽracinŽ et nostalgique: le Louvre le protge des jours froids, mais il se charge dĠune luminositŽ importune dŽformant les tableaux de tous les grands artistes. Il est par contre amusant de lire les phrases que Viani consacre ˆ Picasso, avec des expressions toscanes assez vives. LĠŽcrivain dŽcrit dĠabord son agacement face aux Ïuvres rŽcentes de lĠartiste espagnol (vers 1909), avant de reconna”tre une surprenante normalitŽ dans ses premires compositions. Viani parle Žgalement de la Galerie chez Sagot comme dĠune secte singulire, o le grand Ma”tre Picasso lui adresse la parole pour remarquer que le jeune artiste toscan nĠa pas la "prŽparation spirituelle" nŽcessaire ˆ la comprŽhension de ses Ïuvres. Viani nous avait dŽjˆ rappelŽ que, dans sa jeunesse, il sĠamusait avec des pastques ŽvidŽes placŽes aux bords des routes, sans pour autant souponner dĠtre ˆ la hauteur artistique du gŽnie hŽrŽsiarque espagnol.

CĠest donc dans le choix des grilles interprŽtatives de lĠŽcrivain, et dans sa volontŽ de construire un anti-mythe urbain marquŽ par le grotesque et le macabre, quĠil faut reconna”tre la source de cette image renversŽe de la ville parisienne, qui devient lĠarchŽtype de lĠindiffŽrence et de la sordiditŽ. Ds quĠon le quitte, Paris perd la soliditŽ de ses pierres, vŽritable prison dans les pages de lĠartiste toscan, et devient presque liquide dans un brouillard post-impressionniste, avant de hanter le repos de Viani avec le souvenir de son vacarme mŽtropolitain:

ÒAu fur et ˆ mesure que le train roulait vers la plaine, Paris devenait bleu clair: ce tas de pierres amoncelŽes perdait de sa soliditŽ, par laquelle il avait si longtemps pesŽ sur ma chair, sur mes os, sur mon ‰me. Toute bleue, lĠŽnorme prison se rŽpandait partout en devenant une ville de brouillard. Elle disparut tout ˆ coup, derrire une pente herbeuse. Je mĠallongeai sur le banc, la ville retentissait encore dans ma tte: on dirait que les coups lourds du train continuaient de lĠy enfoncer. Ainsi assommŽ, je traversai une bonne partie de la FranceÓ.

ObsŽdŽ par ses visions parisiennes, Viani y consacre trois moments importants de sa vie. Il y a dĠabord la pŽriode de la dŽcouverte et de la formation, qui co•ncide avec les premiers sŽjours de lĠartiste en France. Le deuxime moment de la confrontation artistique de Viani ˆ Paris se situe entre 1923 et 1925. ElŽment de mŽdiation entre la deuxime phase et la perception ultime de la capitale franaise, cĠest la publication du livre Parigi. Le dernier moment de contact de Viani avec ses obsessions parisiennes est constituŽ par le grand tableau Paris, ˆ lĠhospice des pauvres, terminŽ en 1927, o il reproduit dĠune manire synthŽtique ses motifs rŽcurrents.

On a dŽjˆ remarquŽ que les deux dernires phases des images parisiennes prŽsentŽes par Viani correspondent ˆ une pŽriode artistique o lĠon a dŽsormais assimilŽ le langage du retour ˆ la tradition de la part des artistes italiens, et que ces choix esthŽtiques conviennent parfaitement au rŽgime fasciste. Bien que Mussolini dŽclare que son gouvernement nĠa aucune intention ÒdĠencourager quelque chose qui puisse ressembler ˆ lĠart dĠƒtat É Ó, lĠacceptation temporaire des modalitŽs rŽvolutionnaires des avant-gardes artistiques se mŽtamorphose rapidement dans la reproposition des valeurs traditionnelles, nationales et autarciques. On prŽtend alors proposer les mythes du fascisme en tant quĠinvention dĠun bon sauvage italique qui se refuserait, mme dans le domaine esthŽtique, au flŽau de la modernitŽ et de lĠurbanisation. CĠest ainsi que, dĠaprs Pacini, Ò É pour tous les artistes et les intellectuels qui Ïuvrent dans lĠItalie des annŽes Vingt, nĠimporte quelle rŽfŽrence ˆ la culture de Paris est inconfortable et nŽfaste É Viani lui-mme, qui a beaucoup souffert ˆ Paris, mais qui a aussi beaucoup vu et compris, se trouve devant tenir compte de la nouvelle rŽalitŽÓ italienne.

Mais en 1925 le livre Parigi de Viani ne se limite pas ˆ dŽfinir et ˆ dessiner une image noire et dŽsespŽrŽe de Paris pour sĠaligner aux suggestions autarciques du rŽgime. TroublŽ par les marginaux qui hantent ses tableaux et ses rŽcits, lĠartiste de Viareggio ressent le besoin de cultiver ces images dĠabjection mme dans le cÏur de la ville-lumire, proposŽe en modle accompli de la diffusion de la gangrne sociale. En vieil anarchiste, du genre pessimiste plut™t que confiant dans lĠavenir, Viani a besoin de montrer que les personnages pittoresques ou bizarres de sa Toscane ne sont pas quĠun produit local, mais quĠils tŽmoignent dĠun malheur plus rŽpandu, quĠon ne peut quĠentrevoir dans les rythmes lents et monotones de lĠexistence provinciale, mais qui devient parfaitement Žvident dans une grande ville. Si lĠon accepte la remarque de Pacini: Òle peintre peut constater quĠˆ Paris, comme ˆ Viareggio et autre part, des hommes et des femmes sont conditionnŽs par la spŽculation des classes privilŽgiŽesÓ, on peut en conclure que Viani se doit enfin de reproduire ses hantises dans Paris, qui ne sera plus, ˆ ses yeux, quĠun faubourg de Viareggio.




D'après le texte de la Conférence tenue au CUM de Nice en janvier 2007

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