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LES MEMOIRES
Transactions Culturelles Electroniques/Imprimées
Viani, Boulevard, 1923-25
Ettore Janulardo
Lorenzo Viani: un artiste toscan Paris
ÒLĠartiste doit tre disproportionn:
cĠest seulement ce titre quĠil sera loquent
et saura saisir le caractre exceptionnel des chosesÓ
1.
N Viareggio en 1882, sur la cte toscane prs de la vieille darse de la ville, le peintre et crivain Lorenzo Viani vit ses premires annes dans un contexte difficile, marqu par la misre et par de nombreuses difficults. Incapable de se soumettre la discipline scolaire, il arrte ses tudes aprs deux annes de cours lmentaire, tout en commenant ressentir de la fascination pour des personnages lgendaires de la mouvance anarchiste, tel que Sante Caserio: cĠest en juin 1894 que lĠanarchiste italien Geronimo Sante Caserio poignarde et tue le Prsident de la Rpublique franaise Sadi Carnot, en visite Lyon. Destin devenir trs populaire (deux ans plus tard, Buenos-Aires, parat en castillan une revue intitule ÒCaserioÓ), le jeune anarchiste italien est excut Lyon le 15 aot 1894.
Exclu de toute formation rgulire, Viani sĠinitie la lecture de grands crivains du XIXe sicle, tels que Walter Scott et Victor Hugo, et admire le magistre de Jules Michelet: les mythes de la Rvolution et de la Commune de Paris deviennent ainsi parmi les rfrences de lĠimaginaire de Viani, au moment mme o les conditions de lĠItalie et celles de sa propre famille favorisent la rception, de sa part, dĠides extrmistes ou sophistiques: Viani connat ainsi des personnalits du milieu anarcho-socialiste (Andrea Costa, Leonida Bissolati) ou intellectuel (Giacomo Puccini et Gabriele DĠAnnunzio).
LĠItalie fin-de-sicle est traverse par une srie de protestations de plus en plus violentes, culminant dans le massacre opr Milan par le gnral Bava-Beccaris, lors des rassemblements en 1898 contre lĠaugmentation du prix du pain, et dans lĠassassinat par lĠanarchiste Gaetano Bresci du roi Umberto I en 1900. La cte septentrionale de la Toscane et la province de Lucques, dont la ville de Viareggio, sont parmi les hauts lieux de la protestation sociale, et cĠest dans ce contexte que Viani se met au dessin, tout en partegeant lĠesprit libertaire de ses camarades libres penseurs.
Inscrit un Institut dĠArt de Lucques, passant quelquefois des nuits au Casone de Viareggio, sorte de foyer pour marginaux prfigurant lĠexprience parisienne la Ruche, Viani continue de lire des textes modernes: Zola, Dostoievski, Bakounine, Nietzsche, entre autres.
Aprs un sjour en prison, Viani est prsent Giovanni Fattori, le plus important reprsentant des peintres macchiaioli (les tachistes, toscans pour la plupart, contemporains de lĠEcole de Barbizon), qui reconnat certaines qualits au jeune dessinateur.
Viani sĠinscrit alors lĠEcole Libre de Nu, annexe de lĠAcadmie des Beaux-Arts de Florence, et suit les cours de Fattori.
CĠest en 1907 que Viani rencontre lĠune des personnalits les plus marquantes pour lui: lĠcrivain ligurien Ceccardo Roccatagliata Ceccardi (1871-1932, animateur du foyer politico-intellectuel et para-anarchiste de la Rpublique dĠApua.
Aprs avoir expos des dessins la Biennale de Venise, en 1907, Viani connat le peintre futuriste Umberto Boccioni et dcouvre les tableaux dĠEugne Laermans.
En janvier 1908 se situe son premier sjour Paris, la ville qui avait marqu de son empreinte mythique beaucoup de moments rveurs du jeune Viani: il visite la rtrospective de Van Gogh, mais avoue par la suite ne pas avoir tout saisi de lĠÏuvre du matre hollandais.
CĠest le premier faux pas de Viani dans la capitale franaise, avec laquelle il semble destin une sries de contacts difficiles, marqus par des difficults conomiques et par de nombreuses incomprhensions, mais aussi par la mise au point dĠune lecture transversale de la ralit artistique et sociale de Paris, susceptible de devenir une sorte de fil rouge rcurrent dans la prose et les tableaux de lĠartiste toscan, parmi les plus tnaces constructeurs dĠune image noire et dsespr de la ville-lumire.
Cette vision ngative de Paris, entretenue par le sjour de Viani au dortoir de la Ruche, donnera le ton presque toutes les pages de son roman Parigi, publi en 1925 dans une toute autre situation historique et personnelle. Il est de nouveau Paris en fin dĠanne 1908, en se rendant ensuite Bruxelles y regarder les Ïuvres de Meunier et de Laermans.
Au dbut de lĠanne suivante Viani est encore Paris. Son attitude solitaire ne change pas: bien quĠil rencontre dĠune manire sporadique Matisse et Picasso, il est tout fait insensible lĠart dĠambiance du premier et rudement critique vis--vis du matre espagnol. Dtestant la vie mondaine de la capitale, Viani continue de travailler dans des conditions conomiques trs difficiles et se partage entre le sjour parisien (il prend part au Salon dĠAutomne) et quelques retours en Italie.
LĠanne 1911 est riche de rencontres et dĠactivits pour le peintre toscan.
Violemment oppos la guerre suscite par lĠItalie pour la conqute de la Lybie (comme dĠailleurs le socialiste rvolutionnaire quĠtait lĠpoque Mussolini), Viani participe des rencontres anti-militaristes.
En dcembre, il est Paris en contact avec les groupes anarchistes italiens et europens, ainsi quĠavec le syndicaliste rvolutionnaire Alceste De Ambris, futur compagnon de DĠAnnunzio lors de lĠoccupation militaire de Fiume en 1919 (Le 12 septembre 1919, DĠAnnunzio et ses lgionnaires, des militaires nĠobissant plus au gouvernement lgitime, occupent par un coup de force la ville de Fiume (Rijeka), jusquĠalors gre par une commission interallie. Cette action, renouvelant lĠatmosphre belliciste de mai 1915 et causant de lourdes retombes internationales pour le gouvernement italien jusquĠ son pilogue en Nol 1920, est la prfiguration de la marche sur Rome).
CĠest dans la ferveur de ces rencontres parisiennes en 1911 que Viani cre les dix cartons A la gloire de la guerre: leur conception rappelle les suggestions graphiques de la satire de LĠAssiette au beurre.
Dessin au fusain, ce cycle anti-militariste se dresse avec viguer dramatique contre lĠentreprise coloniale italienne et marque un tournant explicitement engag dans la production artistique de Viani, bien que son style dur, sans aucune concession ni au plaisir de la description de sujets agrables ni lĠide de malheurs humains gnriquement mtaphysiques, soit dj affich dans quelques travaux antcdants.
Arrt cause de la publication du cycle dans un album album dit par la Chambre du Travail de Parme, Viani est libr grce au soutien de quelques amis.
Rentr en Toscane en janvier 1912, il continue de participer des rencontres contre la guerre et de frquenter ses amis, parmi lesquels Ceccardo Ceccardi qui largit sa culture littraire antique et moderne. Viani fait galement des connaissances dans le milieu futuriste de la revue Lacerba (Papini, Ungaretti, Rosai).
En 1913, il expose encore au Salon dĠAutomne de Paris, tandis que lĠanne suivante il peint la Peste Lucques et travaille La bndiction des morts en mer et au Saint visage.
Dans ces grandes toiles excutes entre 1913 et 1916, ÒViani reconsidre de faon critique lĠÏuvre des primitifs italiens, et fait en mme temps appel au potentiel expressionniste mri pendant les sjours Paris: aux synthses rapides et la mimique gestuelle propres aux crucifixions anciennes il juxtapose des visages que signe une plasticit unique ÉÓ. (P. Pacini)
Lors de lĠclatement de la guerre de 1914, on enregistre des positions diffrentes dans le groupe de la Rpublique dĠApua: face des anarchistes qui refusent toute possibilit dĠengagement dans le conflit, Viani soutient dĠabord la propagande interventiste de Cesare Battisti (1875-1916), il est ensuite appel par lĠarme en 1916.
Viani combat en premire ligne et participe aux initiatives de propagande patriotique (cf. Ritorno alla patria, 1929, qui remporte le Prix Viareggio).
Retourn la vie civile, il se marie en 1919 et sĠtablit Montecatini.
La mort en aot de la mme anne de son ami Ceccardo Ceccardi, avec le ralentissement de lĠactivit libertaire de la Rpublique dĠApua, contribue lĠouverture dĠune phase nouvelle dans la vie de lĠartiste.
En 1921, il collabore au Popolo dĠItalia, le quotidien fond en 1914 par Mussolini, sans doute avec un subside des services secrets franais, aprs son loignement du Parti Socialiste Italien.
CĠest en 1922, lĠanne de la Marche sur Rome organise par Mussolini, que Viani publie son premier livre, Ceccardo, consacr son ami disparu; la Prface est signe par lĠartiste toscan Ardengo Soffici.
Viani publie dĠautres livres les annes suivantes et sĠtablit nouveau Viareggio, o il devient le gnral de la libre association lĠArme des vgeri (lĠarme des vagabonds).
Il travaille la srie des peintures sur Paris et publie en 1925 Parigi, tmoignage romanc de son sjour parisien la Ruche.
Entre 1925 et 1927, il enseigne Dcor et ornement Lucques et la Municipalit de Viareggio lui achte La bndiction des morts en mer.
Toujours dans les mmes annes, entre 1925 et 1927, il travaille au grand tableau Paris, lĠhospice des pauvres, aussi connu sous le titre Dortoir.
En 1927, Viani commence sa collaboration rgulire au Corriere della Sera et publie dĠautres textes.
En mai, est inaugur le Monument aux Morts de Viareggio, qui suscite beaucoup de polmiques.
Il surgit dans une place quĠon appelait la place des peurs.
Et pour cause: ÒCĠest un des rares monuments commmoratifs É avoir une remarquable valeur artistique, mais pour la socit provinciale de petits-bourgeois dĠalors cĠtait le monument des ÔpeursĠ parce quĠil sĠen dgagait crment et sans fioritures lĠimage de la mort. Il nĠy a, en effet, ni triomphes, ni lauriers, il nĠy a quĠun paysan en train de semer et derrire lui un fantassin mort É et un soldat moribond tendu en un lan dsespr, comme vers une vie nouvelle, vers le semeur. LĠhistoire de ce monument est significative: il sĠagit en mme temps de la ÔtrahisonĠ et de la fidlit de Viani É La bataille fut gagne sans nul doute possible grce lĠappui des amis ÔgerarchiĠ, mais, paradoxalement, fut gagne contre la rhtorique dominante du rgime É contre lĠopinion ÔcommuneĠ. Elle fut gagne pour riger un monument aux personnages ternels du monde de Viani: les paysans, le petit peuple ÉÓ. (G. Pieraccini)
Onze Ïuvres de Viani sont exposes la seizime Biennale de Venise, en 1928; et lĠon expose Dortoir, citation des personnages connus ou entrevus la Ruche, dans une grande exposition Viareggio, prsente par Margherita Sarfatti. Intellectuelle et critique, Sarfatti est lĠune des personnalits les plus connues du monde artistique italien de lĠentre-deux-guerres. (Ne en 1880 dĠune importante famille juive vnitienne, Margherita Sarfatti se dplace Milan et devient journaliste: cĠest dans ce milieu quĠelle connat Mussolini, avec qui elle a une liaison sentimentale, partageant avec le Duce de fortes passions nationalistes. En 1919, son habitation milanaise devient lĠun des salons littraires les plus importants de la ville. Aprs la fondation du groupement artistique du Novecento, elle collabore la revue Gerarchia, dirige par Mussolini. Mais en 1938, aprs la promulgation des Lois pour la protection de la race, Margherita Sarfatti quitte lĠItalie pour sĠinstaller en Argentine, dĠo elle ne rentre en Italie quĠaprs la guerre).
Au comble de son succs, Viani crit encore, participe la Biennale de Venise et prend part plusieurs rencontres futuristes en Toscane.
Lors de sa partecipation la Premire Quadriennale de Rome, en 1931, Mussolini semble manifester de lĠintrt pour lĠartiste de Viareggio.
De plus en plus victime dĠaccs dĠasthme, il affiche nouveau ses sentiments anarchistes, qui suscitent lĠirritation des chefs fascistes locaux.
Viani travaille la dcoration de la Gare de Viareggio et expose Venise, en Toscane et Rome.
En juin 1936 Viani est encore la Biennale de Venise.
Charg de raliser les fresques de lĠOrphlinat ÒQuatre NovembreÓ, Ostie prs de Rome, il est victime de fortes attaques dĠasthme. Il meurt dĠune crise cardiaque le 2 novembre 1936.
2.
Li sa propre dimension territoriale, Viani affiche un visage dĠexpressionniste virulent. Sur le fond dĠun anarchisme qui rsiste aux rappels lĠordre des annes Vingt, aux compromissions avec le rgime fasciste et aux succs des dernires annes de sa vie, lĠartiste toscan se montre capable de profiter de ses sjours parisiens, partir de 1908, pour voluer vers une connotation qui rappelle les fauves, mais avec une participation emotionnelle plus intense, et qui parviendra, en correspondance avec lĠune des tendances artistiques de lĠpoque, aux peintures murales des annes 1935-36 pour la gare de Viareggio et pour lĠOrphlinat ÒQuatre NovembreÓ.
Mais, ct de son Ïuvre figurative, il crit beaucoup de contributions littraires.
CĠest en 1925 quĠil publie Parigi, le compte-rendu, excessif et forc, de ses sjours parisiens entre 1908-09 et en 1911.
Son rcit se prsente comme la mtaphore dĠune vie qui cherche la littrature, en mme temps quĠil sĠagit du livre mythique des expriences dĠun jeune artiste sans moyens en qute des souvenirs de la Commune parisienne de 1871. Nourri de lectures et dĠexpriences diffrentes, lĠintrieur desquelles le dnominateur commun est constitu par la dnonciation de la misre et de lĠexploitation sociale, Viani se doit de faire lĠexprience de Paris, qui lui apparat Òcomme la ville o convergent les destins du monde, la ville o chaque homme est libreÓ.
LĠexprience artistique que Viani relate dans son roman nĠest alors quĠun prtexte pour prsenter son voyage de formation dĠun village de la cte toscane la lgende de la ville tentaculaire du Nord, riche de lumires mais aussi marque par la violence de la faim, de la misre, de la mort.
Dans lĠÏuvre de Viani, dure et amre, les pages et les images consacres Paris sont parmi les plus ngatives quĠon puisse dcouvrir. CĠest une sorte de ville noire qui se juxtapose aux mythes de la Belle Epoque, en les renversant dĠune manire brutale et totale: les boulevards et les animations de la capitale se transforment ainsi dans un tourbillon de fantmes grotesques et hallucins, troitement lis aux visions obscures transmises par les pages de Jean Richepin ou par la culture de lĠentre-deux-guerres de lĠEcole de Paris.
Le symbole dĠun sjour dsespr est reprsent par la Ruche. Cit dĠartistes situe 2, passage Dantzig, Paris Quinzime, non loin de Montparnasse, le btiment doit son nom sa structure, qui rpartit les ateliers en alvoles autour dĠune rotonde centrale.
Construit en partie par lĠquipe de Gustave Eiffel pour abriter le pavillon des vins lĠExposition universelle de 1889, destin la dmolition, cet difice est dmont puis reconstruit en 1900, passage Dantzig, sous lĠimpulsion du sculpteur Alfred Boucher.
Les ateliers, situs au rez-de-chausse pour les sculpteurs, et aux tages pour les peintres, sont accessibles moyennant un loyer modique. Le fonctionnement de la Ruche est celui dĠun phalanstre dĠartistes, et beaucoup de rfugis politiques y trouvent asile. Chagall, Soutine, Cendrars, Modigliani y rsident, entre autres.
Loin dĠtre la Òrotonde de fer et de briquesÓ destine aux artistes, ce btiment se mtamorphose dans les pages de Viani en une sorte dĠasile dĠalins o vivent des pauvres, au milieu dĠun terrain vague dsol et glacial prs de la Porte de Versailles (les citations du livre Parigi correspondent ma traduction de lĠdition Milan 1980):
ÒAu lieu dĠtre Paris, jĠeus la sensation de me trouver dans un village sauvage É LĠdifice immense devenait noir dans le couchant; par les fentres ouvertes sĠallongeant toutes pareilles sur la faade, et qui en accroissaient lĠapparence lugubre, on entandait des voix touffes comparables celles quĠon peroit sous les murs dĠun asile de fousÓ.
Dans les pages de Viani, pas de traces positives du Paris capitale des arts du Vingtime sicle; ce nĠest pas la communaut dĠartistes (dont la plupart sont les trangers de lĠEcole de Paris se regroupant Montmartre ou Montparnasse) qui retient son attention.
Solitaire mais non isol, Viani est la recherche des suggestions et des possibles reprsentations dĠun autre visage de la capitale. LĠatmosphre lugubre dessine par lĠartiste toscan dans ses prgrinations parisiennes, o la Seine est le vhicule et le miroir de la mort, est digne des traits dĠHonor Daumier; endroit consacr la non-existence et la disparition, dans les pages de Viani le fleuve parisien boit les suicids comme sĠil sĠagissait de sacrifices humains prservant la capitale dĠautres catastrophes:
ÒLe cours du fleuve semblait un manteau funbre franges dĠargent sous le vent, Paris devenait flou dans un ciel de cendre, un brouillard dense fusionnait la ville aux champs, les habitations taient englouties par la nuit.
Lorsque les arcades dĠun pont sĠouvrirent au gel et aux tnbres, une forme enchevtre et noire, un homme, tomba dĠune pile ... La Seine paraissait un pav: tel un saltimbaque devenu fou, lĠhomme y jonglait dessus comme sĠil faisait des rvrences aux gens sur le pontÓ.
Le thme du miroir et du sacrifice fluvial est galement prsent chez Walter Benjamin qui crit en 1929, en se rfrant la Seine (Paris, la ville dans le miroir, dans W. Benjamin, Sens unique, Enfance berlinoise, Paysages urbains, dit. franaise Paris 1988):
ÒCĠest elle le grand miroir toujours vivant de Paris. Chaque jour la ville jette dans ce fleuve les images de ses solides difices et de ses rves de nuages. Il accepte de bonne grce les offrandes de ce sacrifice et, en signe de sa faveur, il les brise en mille morceauxÓ.
En se rfrant aux premires images parisiennes peintes par Viani, mais les mmes observations sont valables pour les pages de Parigi, capables de susciter lĠatmosphre vcues lors des sjours du dbut du sicle, remarque le critique Pacini (P. Pacini, LĠattrait de Paris et sa leon, dans le catalogue de lĠExposition Lorenzo Viani, Paris, Muse-Galerie de la Seita, 1987):
ÒAux origines de tant de Ômaudits par DieuĠ É se trouvent des conditions opratives insoutenables, des attentes dues et des frustrations continuelles; cĠest la priode o lĠartiste de Viareggio É ne parle pas, mais rugit, jure et hurleÓ.
CĠest dĠailleurs le pote Mario Luzi qui souligne que ÒViani nous prsente des figures ÔnuesĠ, dpouilles de toute sensiblerie: des figures qui ne vivent que pour la force limpide et ardente du regard de lĠartisteÓ.
Le rcit de Viani tourne vite la reprsentation grotesque et fait de la capitale franaise, si rve avant son dpart de Viareggio, la ville ngative par excellence, digne de cette remarque de Jean Roudaut (Les Villes imaginaires dans la littrature franaise, Paris, 1990):
ÒLa Cit du Mal nĠest pas seulement noire; elle est anguleuse et visibleÓ.
Et Paris vu de la tour de Notre-Dame, bien quĠon cite Victor Hugo avec de lĠadmiration (cf. le tableau Habitude et la dclaration de Viani: ÒQuand tout jeune je lisais Victor Hugo, ce qui mĠmouvait le plus cĠtait Notre-Dame de Paris. Ces phrases sonores comme une salve de batteries É rsonnaient toujours mes oreillesÓ ), Paris vu du haut nĠest pas plus gai.
Le panorama urbain se mtamorphose en vision sinistre dĠune ville assige par ses propres monuments, et la Seine continue dĠtre lĠobscur vecteur dĠimages dsagrables: elle
Òtransmettait le roulement continu dĠun orage sur les mers du nord; une brume de cendre et de poix enveloppait la ville, lĠle nĠtait quĠun grand navire englouti dans la vase, chou fleur dĠeau au milieu de la Seine.
Les chemines noires, les piques, les pointes, É , les toits recouverts de plaques dĠardoise donnaient lĠimpression de boucliers et de btons levs par une arme lĠassaut de la ville haute; sur ce vacarme tel quĠune tempte sur la mer, le Louvre, le Trocadro, le Panthon, lĠArc de Triomphe, la Bourse, le Palais de Justice, les mts de Saint-Denis et de Saint-Germain avaient lĠaspect de bateaux pirates se dirigeant tous feux teints vers le phare du Sacr-CoeurÓ.
DĠici quelques temps, il est alors naturel pour Viani de choisir le retour, lĠodeur du soleil et de la mer, les accents toscans et les regards inquiets de sa mre.
Dans ses pages, la ralit des petites villes toscanes, aux dimensions comprhensibles et mesurables, est le seul endroit permettant une vie communautaire acceptable, sans laquelle la folie et la mort frappent lĠhomme dans son isolement.
Le rcit reprsente ainsi le drame dĠune mtropole qui ne colle pas son image dans lĠart, la littrature, la vie politique, surtout parce que les moyens dĠapprocher ces facettes du visage urban de Paris ne sont pas assez riches ou sophistiqus.
Mme le Paris des arts et des muses doit le jeune artiste dracin et nostalgique: le Louvre le protge des jours froids, mais il se charge dĠune luminosit importune dformant les tableaux de tous les grands artistes.
Il est par contre amusant de lire les phrases que Viani consacre Picasso, avec des expressions toscanes assez vives. LĠcrivain dcrit dĠabord son agacement face aux Ïuvres rcentes de lĠartiste espagnol (vers 1909), avant de reconnatre une surprenante normalit dans ses premires compositions.
Viani parle galement de la Galerie chez Sagot comme dĠune secte singulire, o le grand Matre Picasso lui adresse la parole pour remarquer que le jeune artiste toscan nĠa pas la "prparation spirituelle" ncessaire la comprhension de ses Ïuvres.
Viani nous avait dj rappel que, dans sa jeunesse, il sĠamusait avec des pastques vides places aux bords des routes, sans pour autant souponner dĠtre la hauteur artistique du gnie hrsiarque espagnol.
CĠest donc dans le choix des grilles interprtatives de lĠcrivain, et dans sa volont de construire un anti-mythe urbain marqu par le grotesque et le macabre, quĠil faut reconnatre la source de cette image renverse de la ville parisienne, qui devient lĠarchtype de lĠindiffrence et de la sordidit.
Ds quĠon le quitte, Paris perd la solidit de ses pierres, vritable prison dans les pages de lĠartiste toscan, et devient presque liquide dans un brouillard post-impressionniste, avant de hanter le repos de Viani avec le souvenir de son vacarme mtropolitain:
ÒAu fur et mesure que le train roulait vers la plaine, Paris devenait bleu clair: ce tas de pierres amonceles perdait de sa solidit, par laquelle il avait si longtemps pes sur ma chair, sur mes os, sur mon me. Toute bleue, lĠnorme prison se rpandait partout en devenant une ville de brouillard. Elle disparut tout coup, derrire une pente herbeuse. Je mĠallongeai sur le banc, la ville retentissait encore dans ma tte: on dirait que les coups lourds du train continuaient de lĠy enfoncer. Ainsi assomm, je traversai une bonne partie de la FranceÓ.
Obsd par ses visions parisiennes, Viani y consacre trois moments importants de sa vie.
Il y a dĠabord la priode de la dcouverte et de la formation, qui concide avec les premiers sjours de lĠartiste en France.
Le deuxime moment de la confrontation artistique de Viani Paris se situe entre 1923 et 1925.
Elment de mdiation entre la deuxime phase et la perception ultime de la capitale franaise, cĠest la publication du livre Parigi.
Le dernier moment de contact de Viani avec ses obsessions parisiennes est constitu par le grand tableau Paris, lĠhospice des pauvres, termin en 1927, o il reproduit dĠune manire synthtique ses motifs rcurrents.
On a dj remarqu que les deux dernires phases des images parisiennes prsentes par Viani correspondent une priode artistique o lĠon a dsormais assimil le langage du retour la tradition de la part des artistes italiens, et que ces choix esthtiques conviennent parfaitement au rgime fasciste.
Bien que Mussolini dclare que son gouvernement nĠa aucune intention ÒdĠencourager quelque chose qui puisse ressembler lĠart dĠtat É Ó, lĠacceptation temporaire des modalits rvolutionnaires des avant-gardes artistiques se mtamorphose rapidement dans la reproposition des valeurs traditionnelles, nationales et autarciques.
On prtend alors proposer les mythes du fascisme en tant quĠinvention dĠun bon sauvage italique qui se refuserait, mme dans le domaine esthtique, au flau de la modernit et de lĠurbanisation.
CĠest ainsi que, dĠaprs Pacini, Ò É pour tous les artistes et les intellectuels qui Ïuvrent dans lĠItalie des annes Vingt, nĠimporte quelle rfrence la culture de Paris est inconfortable et nfaste É Viani lui-mme, qui a beaucoup souffert Paris, mais qui a aussi beaucoup vu et compris, se trouve devant tenir compte de la nouvelle ralitÓ italienne.
Mais en 1925 le livre Parigi de Viani ne se limite pas dfinir et dessiner une image noire et dsespre de Paris pour sĠaligner aux suggestions autarciques du rgime.
Troubl par les marginaux qui hantent ses tableaux et ses rcits, lĠartiste de Viareggio ressent le besoin de cultiver ces images dĠabjection mme dans le cÏur de la ville-lumire, propose en modle accompli de la diffusion de la gangrne sociale.
En vieil anarchiste, du genre pessimiste plutt que confiant dans lĠavenir, Viani a besoin de montrer que les personnages pittoresques ou bizarres de sa Toscane ne sont pas quĠun produit local, mais quĠils tmoignent dĠun malheur plus rpandu, quĠon ne peut quĠentrevoir dans les rythmes lents et monotones de lĠexistence provinciale, mais qui devient parfaitement vident dans une grande ville.
Si lĠon accepte la remarque de Pacini: Òle peintre peut constater quĠ Paris, comme Viareggio et autre part, des hommes et des femmes sont conditionns par la spculation des classes privilgiesÓ, on peut en conclure que Viani se doit enfin de reproduire ses hantises dans Paris, qui ne sera plus, ses yeux, quĠun faubourg de Viareggio.
D'après le texte de la Conférence tenue au CUM de Nice en janvier 2007
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