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LES MEMOIRES
Transactions Culturelles Electroniques/Imprimées
Dottori, Trittico della Velocità - La corsa, 1925-27
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Ettore Janulardo
La grande vitesse dans les contes de Cesare Pavese
Né en 1908 à Santo Stefano Belbo, près de Cuneo, dune famille petite-bourgeoise, Cesare Pavese étudie à Turin, où lun de ses professeurs de Lycée est Augusto Monti, grande figure dintellectuel antifasciste. Ses études de littérature anglaise lui permettent de commencer une significative activité de traduction dauteurs américains: Sinclair Lewis, Henry Melville, Sherwood Anderson. Directeur en 1934 de la revue Cultura, Pavese est condamné par le régime fasciste à la relégation en Calabre, où il passe une année et commence à écrire son journal, Il mestiere di vivere (Le Métier de vivre), publié posthume en 1952. Rentré à Turin, il écrit en 1936 les poèmes de Lavorare stanca (Travailler fatigue), continue de traduire des auteurs anglais et américains et collabore de façon intense avec la maison dédition Einaudi, dont il devient lun des principaux animateurs. À la fin de la guerre, il sinscrit au Parti Communiste Italien. Il se suicide à Turin, en août 1950.
Parmi les uvres de jeunesse de lécrivain piémontais, une trilogie de contes dominés par les thématiques de la vitesse, des machines et des paysages urbains constitue un ensemble spécifique qui mérite notre attention.
La force évocatrice du vol et du monde de laviation est soulignée dans un récit de 1928, Le Pilote malade. Pavese y décrit les derniers mois de vie dun homme qui semblait être né tout exprès pour épouser les formes parfaites et nerveuses dun aéroplane.
Dune manière cohérente au développement ultérieur de luvre de Pavese, ce conte présente une interprétation mélancolique et décadente de lexistence du protagoniste, dont la maladie permet de mettre en scène une antithèse mortelle à son amour du vol et de la vitesse.
Les suggestions du futuriste Marinetti sur lesthétique et léthique de la vitesse aérienne, qui trouvent leur définition théorique dans un manifeste collectif publié à Turin en 1929 le Manifeste de laéropeinture , dans Le Pilote malade sont utilisées pour décrire litinéraire menant du succès professionnel à la défaite personnelle du pilote:
il était beau de voir surgir de dessus les flots le gréement noirâtre dun hydravion, de le suivre dans son vol que la distance faisait paraître plus lent, et soudain, dans le virage, de le voir exploser dans un éclaboussement de soleil pour séloigner aussitôt, immédiatement suivi, en un roulement de tonnerre, par un fracas de métal, de sifflements et de pétarades, venant de la première ligne droite, comme si lengin allait plus vite que le son.
Il lançait brusquement son appareil en altitude, en chandelle, comme pour une escalade, et il lui fallait lutter de toute la force de ses poignets. Il luttait contre le vent, contre les frottements de lair, contre limmense matière azurée qui, après lavoir aspiré furieusement, le chassaient en une voltige étincelante dans le flanc dun nuage ou semblaient le dissoudre dans son rayonnement.
Le vol terminé, on peut remarquer dans le texte de Pavese dautres indications dignes des mythes futuristes de la vitesse et du vol. Cest le cas de lidentification entre lhomme et sa machine, se traduisant en fascination mécanique et en reproduction à léchelle humaine des fonctions et du comportement de lavion:
on voyait sagiter un instant et sauter à terre entre les ailes un être uniforme, vêtu de la tête aux pieds dune matière semblable au corps de la machine
Cétait, en quelque sorte, un fanatique du métier.
Mais dun fanatisme aussi discret quirrésistible, un fanatisme mécanique
Rafter reproduisait en lui-même tous les mouvements de laéroplane
Aussi sefforça-t-il, au cours de ces séances dentraînement, de se rendre de plus en plus machinal et précis, jusquà ce que son pouls batte au même rythme que son formidable et tout nouveau moteur.
Dès les premiers symptômes de la maladie respiratoire qui marque sa vie, la phtisie, le pilote est invité à se reposer et à passer lhiver en ville: la description aérienne présupposant la présence dun centre habité à admirer de lavion se métamorphose en perception terrestre du lieu urbain. Si Rafter narrive pas à supporter son inactivité forcée, il nous dresse un portrait significatif mais générique, sans nom ni précisions , de cette ville, quil perçoit avec lil de laviateur, encore capable par ses capacités perceptives de planer au-dessus de latmosphère urbaine:
En effet il adorait la vie nocturne et cest seulement grâce à elle quil supportait linaction. Car en vérité, la ville nest une ville que la nuit.
La nuit, seffacent toutes les contradictions, les petitesses provinciales, le ciel libre sur locéan des maisons, les détails dont limplacable lumière solaire accuse exagérément les contours. La nuit, tout provincialisme, tout vestige de rusticité se dissolvent dans les ténèbres et la grande ville nest plus quune mystérieuse succession de masses obscures, gigantesques, délimitées par des yeux lumineux et découpées en lignes droites où se répandent des torrents de lumière. Sur les places, dans cette brume légère qui est comme le souffle même de la ville, sentrecroisent des constellations multicolores, transparentes, hurlantes comme léclair. Et à terre, au ras des asphaltes, ces grands fleuves silencieux et luisants, glissent les automobiles, masses obscures elles aussi, hormis leurs deux yeux écarquillés qui senfoncent dans la nuit comme dans un abîme.
Et sil ne sagit pas dun espace aérien, on peut contempler la ville comme un lieu nocturne et liquide (La nuit, la ville offre laspect irréel dun fond marin, ténébreux et brouillé de faibles lueurs, apparaissant un instant pour sévanouir aussitôt) où se déplacer rapidement, en reproduisant les perceptions multipliées dans lespace préconisées par les futuristes:
à terre, il ne se sentait bien quen déplacement, à toute vitesse, ou dans les tourbillons de la vie citadine.
Après laviation, son paradis, cétait la nuit, la nuit dans la grande ville.
Dautant plus quelles sont stéréotypées, ces images urbaines donnent dune manière exemplaire le sens dune confrontation nette entre le contexte citadin et la campagne. Essayant en vain de soigner avec décision sa phtisie, le pilote quitte la ville. Mais cette campagne paisible et mesquine faisait croître en lui la désolation. Elle ne lui offrait aucunement le repos, car il ne pouvait le trouver que dans la ville qui prévenait la multiplicité de ses désirs.
La conclusion du récit transforme cette histoire dune maladie mortellement sous-estimée en parabole des forces physiques qui sévanouissent dune façon proportionnelle à la vitesse des moyens technologiques utilisés par le protagoniste: de lavion survolant la ville, il descend à la voiture la traversant à toute allure, avant de mourir à la descente dun train où il sétait laissé bercer.
Luvre narrative de Pavese est marquée par les thèmes de la solitude et de la confrontation entre les différentes cultures de ses personnages; mais le choix thématique qui peut bien caractériser sa production littéraire dans la prose et aussi dans des poèmes à la forte structure narrative est sans doute celui de la confrontation, et de lopposition, entre la ville et la campagne. En partant de son horizon existentiel, et par la médiation de modules narratifs dépassant les limites du néo-réalisme, lécrivain voit le monde rural comme un microcosme innocent et mythique quon perd à la suite de légarement dans le monde urbain, conçu en tant que lieu de pulsions fallacieuses et de défaites réelles.
Bien quil sagisse de trois contes dun jeune écrivain nayant que vingt ans, les pages de La trilogie des machines témoignent de cette attitude littéraire: le portrait de la solitude humaine se transforme en narration ayant recours aux images symboliques du contexte urbain et au thème de l ailleurs, identifié avec lAmérique.
Cest sous le signe dune aventure impossible, et dune conclusion pathétique déjà inscrite dans le début de lhistoire, quon peut lire Laventurier manqué. Après le séjour aux Etats-Unis du protagoniste, lincipit du récit donne le cadre et le ton dun retour au lieu dorigine qui est une défaite, marquée par la confrontation entre la ville natale et l autre ville:
Il revint dans sa ville natale, vers la fin de lautomne, le corps et lesprit défaits.
Il avait vingt-quatre ans, et les siens, pendant quil était au loin, sétaient installés ailleurs, dans une autre ville. Il neut pas le courage de les suivre.
Il se sentait si las quil aurait voulu saffaler dans une des rues de sa jeunesse et ne plus se relever.
Seulement, quelque chose était brisé en lui, il navait plus de ressort.
Il loua une chambre misérable dans une habitation ouvrière de banlieue, sur lautre rive du fleuve, là où tant dusines noircissaient le ciel.
Mais cette ébauche dun double endroit urbain son lieu natal et l autre ville ne fait que préparer le contraste authentique, et irréductible, entre le contexte où vit le protagoniste et ce quil a vu et essayé de comprendre dans un autre continent:
A vingt ans, il était parti pour la jeune Amérique, plein dardeur et de fermes résolutions, fanatique des hommes qui vivaient là-bas, brûlant de vivre leur vie, de se lassimiler et de lexprimer dans lart nouveau qui devait parer la nouvelle beauté du monde.
Autour de lui, il avait vu, dans le fracas de leur puissance, se construire les métropoles. Et des torrents humains se déverser sans arrêt sur ces terres.
Avec un goût naïf pour la narration de léchec du protagoniste, Pavese le montre incapable de sintégrer dans le monde américain:
Un jour, après quatre années denfer, broyé par le désespoir, il voulut revenir.
Un dernier voyage, épuisant, à travers tout le conti-nent, réduit aux pires besognes, un dernier séjour dans la ville géante, sous le mépris des gratte-ciel vertigi-neux, et à la fin lévasion désespérée.
Le retour dans la ville des premiers rêves nest que la confirmation de léchec du protagoniste: il est machiniste dans un théâtre quelconque et habite en banlieue. Limmeuble est esquissé dans les termes dun gigantisme auquel aura recours Moravia dici quelques années, dans les descriptions urbaines de ses romans entre 1929 et 1935, tandis que lextérieur industriel et la grisaille de lhorizon annoncent les milieux défavorisés du néo-réalisme:
Cétait une habitation ouvrière, bondée de locataires, qui dominait dinterminables avenues bordées, en ce mois doctobre moribond, darbres touffus aux feuilles rousses. Et ces larges avenues fuyaient loin de la ville, par la plaine, à perte de vue.
Au-delà, souvraient par intervalles, entre les hauts immeubles isolés, des terrains vagues dominés par des usines aux cheminées gigantesques, puis cétaient dautres maisons, des masures, des boulevards, des champs, des usines en béton armé, des arbres, des poteaux, à linfini.
Un ciel éternellement gris régnait sur cet horizon.
Elle avait quelque chose de hagard, de crucifié, cette partie de la ville encore à moitié en construction.
Tout en restant dans une dimension piémontaise de lécriture, il est intéressant de comparer cette image de Pavese dune ville crucifiée à la description quasi mystique de lusine proposée par le critique Edoardo Persico. Dans La Fiat: operai, paru en 1927, lintellectuel napolitain vivant à Turin entre 1927 et 1929 dresse un portrait admiratif de ce quil appelle la logique productive des usines FIAT, une construction incomparable aux formes claires, exprimant dans la simplicité de son aspect le principe de lordre. La masse imposante de ces usines corresponderait, daprès Persico, à une image de lhomme et de ses peines, exprimées par des formes architecturales rappelant des cathédrales de lindustrialisation, tendues vers le ciel comme des bateaux en navigation et habitées par des ouvriers disciplinés après un invisible drapeau dordre et dobéissance.
Dans Laventurier manqué de Pavese, la séquence descriptive se poursuit en liant limage constructive de la ville en chantier comme dans les plans figuratifs proposés par le peintre futuriste Umberto Boccioni dans La città che sale (La ville qui monte, 1910) à la noirceur de certains paysages urbains des années Vingt:
Les cheminées noyaient tout de fumée, les immeubles résonnaient des bruits des sirènes et des machines perpétuellement en action.
Tout, jusquà lhabillage des murs latéraux, sans fenêtres, sans rien, des plus hauts immeubles, trahissait louvrage en chantier: dautres bâtisses pousseraient un jour à leur côté.
Si les cheminées toutes droites qui polluaient le ciel, toujours bas et brumeux en hiver, ces coups de sifflet inhumains, suraigus, qui au milieu du vacarme perçaient le brouillard imprégné de suie et de puanteurs mécaniques constituent la réalité quotidienne que Pavese conçoit pour le protagoniste de son conte, la scène de banlieue peut tourner à lhallucination psychopathologique:
Certains soirs, comme il rentrait dans le brouillard glacial, il voyait, dans le délire de son désespoir, dressée sur le crépuscule immense qui découpait les masses des usines dans un ciel de feu, la silhouette titanesque dun gratte-ciel.
Face à cette impossibilité de saccoutumer à lexistence, lex-immigré aux Etats-Unis observe sans soulagement la santé qui émanait de ces faubourgs, malgré le labeur inhumain de leurs habitants et qui ne cessait pas de le tourmenter: Il vivait plus pauvrement encore que les crasseuses familles ouvrières qui habitaient à côté.
Machiniste dans le secteur du cinéma, le protagoniste continue de se référer au monde américain, quil revit par la médiation du spectacle: Son métier était facile, il lavait déjà longtemps exercé dans les studios, quand le cinéma le passionnait tant, en Amérique. Si le jeune Pavese se montre conscient de limportance culturelle et sociale de la cinématographie aux États-Unis, il ne peut sempêcher de conclure ce récit pathétique par une scène tragiquement grotesque, calquée sur des films américains:
Il revivait maintenant avec une résignation lasse les plaisirs de sa jeunesse. Il pénétrait parfois, écuré, dans un de ces petits cinémas de banlieue, remplis de fumée, de puanteurs, de crachats et de gars qui se passionnent en criant pour laction. Et sur lécran blême, où se succédaient nerveusement les images, il contemplait la ruine de ses rêves.
Un jour, comme on passait un film américain, il revit en toile de fond, parmi les brumes de ce port qui avait été sa dernière escale, les grands navires indécis se balancer dans limmensité grise, puis les jetées, les feux épars, le bourdonnement énorme et enfin, en un éclair, la multitude vertigineuse des gratte-ciel illuminés.
Il sortit de la salle accablé sous le poids du souvenir, qui se mit à lui déchirer le cur, comme la première fois.
Plongé dans ses pensées, il ne vit même pas la rue.
Une automobile, dans un hurlement furieux, lécrasa sur la chaussée.
Le souvenir des scènes américaines, filtrées par une représentation narrative ingénue, témoigne de la fascination ressentie par Pavese vis-à-vis du nouveau monde. Par le biais des lectures et des traductions de lécrivain de Santo Stefano Belbo, le mythe des États-Unis commence à intéresser les intellectuels italiens de lépoque fasciste. Dans ce mythe dune nation jeune et vigoureuse vue par les yeux attentifs ou décadents des auteurs italiens , dans cette allégorie dune société américaine libre, démocratique, ouverte, il y a le reflet dune conception sociale renversée par rapport aux normes fascistes régissant une communauté sous lemprise de la hiérarchie dictatoriale. Mais il y a également le désir dun nouveau réalisme, la volonté dapprocher dautres aspects de la vie: le dynamisme, les contrastes, les excès, les luttes de lexistence. La valeur politique de cette perspective anti-autarcique néchappe pas au régime, dont la critique est prête à démythifier le monde américain, qui est le véritable objet de convoitise dun regard littéraire et artistique potentiellement trop libre.
On retrouve le thème de lautomobile meurtrière dans une acception qui en fait une tardive dérivation des images littéraires du début du XXe siècle dans un autre conte de Pavese, Le mauvais Mécanicien, également écrit en 1928. Mais les références sy multiplient. Lautomobile a la valeur symbolique dune femme: lorsque le mécanicien conduit à toute vitesse, Pavese nous parle dune orgie violente et salutaire avec laquelle il croyait sêtre libéré de tous les doutes et de toutes les veuleries du passé. Préfiguration du suicide de Pavese à la suite dune dernière déception sentimentale, la mort du mécanicien nest quun suicide par la médiation de lautomobile, dont il reçoit une divine caresse:
Un jour il se décida.
Ce fut une course solitaire. Pour la dernière fois il sentait sous ses roues la divine caresse des routes magnétiques. Ses rêves en lambeaux brûlaient dans son cur, attisés par les rafales de vent.
Il déboucha entre les collines.
Il parcourut la longue route blanche qui menait à la maison où il était né et où il sétait rêvé poète. Il monta, en vrombissant, entre les ravins boisés et pro-fonds de la colline.
Puis il tourna et donna toute sa puissance au moteur. Il se précipita dans le vide sur les pierres nues.
Quand on le retrouva, dans sa poitrine défoncée, laxe du volant était fiché comme une lance.
La mort de ce personnage confirme un côté mélodramatique dans luvre de Pavese. Mais sa nature décrivain et dintellectuel en équilibre instable entre peurs et engagements, isolements et résistances correspond à une personnalité sensible et fragile, incapable de sadapter au métier de vivre. Cest en commentant la mort de lécrivain que Georges Piroué remarque: ce suicide interrompt moins une vie pleine de promesses quil nachève une trajectoire. Grâce à lui, cette vie prend un sens, dévoile ses aspects cachés, de même que luvre acquiert son unité, baigne dans son ambiance définitive. Cette mort fait tenir ensemble les vicissitudes de la biographie et lapparent disparate des publications. Il y a ainsi chez Pavese une interprétation exemplaire des raisons de vivre et des raisons décrire ou de ne plus pouvoir ni vivre ni écrire.
Paru dans "Recherches Régionales - Alpes-Maritimes", n. 182, 2006
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