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LES MEMOIRES
Transactions Culturelles Electroniques/Imprimées
Funi, Gerusalemme, 1934-37
Ettore Janulardo
Les représentations urbaines chez Funi
Passé lui aussi par une courte étape futuriste milanaise, Funi accomplit un parcours opposé à celui de Mario Sironi, à reculons dans le temps: Funi subit les suggestions de la peinture du XVIe siècle; plus tard, en profitant du climat des "Valori Plastici", il s'approprie l'esprit des "primitifs" italiens du XVe siècle; il découvre par la suite les racines romaines de la décoration murale, dans le style des intérieurs des maisons de Pompéi; après la Seconde Guerre mondiale, ce voyage à rebours parvient à une sorte de figuration bloquée en elle-même, où les personnages représentés dans ses oeuvres murales deviennent l'emblème d'un néo-classicisme conservateur, pour lequel les formes du classicisme se figent sur un plan purement extérieur.
Né à Ferrare en 1890, Achille Funi se rend à Milan en 1906, où il fréquente l'Académie de Brera jusqu'en 1910. En contact avec les futuristes, il fonde en 1914 avec Dudreville, Sant'Elia et Chiattone le groupe d'avant-garde "Nuove Tendenze". Après avoir combattu avec les autres futuristes lors du Premier conflit mondial, il participe à Milan en 1919 à la fondation des "Faisceaux de combat".
Entre 1920 et 1930, sa peinture subit une transformation presque complète par rapport au futurisme modéré qui avait marqué sa formation: ses points de repère deviennent Ingres, le Titien, Léonard de Vinci. Ses oeuvres ont "une dignité sévère" qui "aspire à la beauté", comme remarqué par Margherita Sarfatti.
Funi se consacre ainsi à une fortunée, mais discrète, carrière d'artiste "muralista" tout au long des années Trente.
Après l'introduction pour lui de l'enseignement de la peinture à fresque en 1939 à l'Académie de Brera, l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale ne permet à Funi que de terminer le carton pour une mosaïque dans le siège milanais de la banque CARIPLO et une fresque pour l'Université de Padoue. Après l'été 1943, il quitte Rome pour le Nord de l'Italie, où il séjourne dans les vallées bergamasques avec son ami peintre, Arturo Tosi. À la conclusion du conflit, il reste à Bergame pour enseigner dès 1945 à l'Académie Carrara, dont il sera Directeur jusqu'en 1953, avant de devenir Directeur de l'Académie de Brera à Milan.
Il meurt près de Côme, à Appiano Gentile, en 1972.
Les étapes de son itinéraire artistique de peintre monumental sont inscrites dans les principaux cycles décoratifs présentés par Funi dans les années Trente.
En 1930, à Monza, il présente sa première oeuvre murale, destinée au vestibule de la "IVe Triennale d'Art Décoratif et Industriel Moderne". S'inspirant à l'épisode légendaire d'Énée et Didon raconté par le poète latin Virgile dans son Énéide, l'artiste peint une dizaine de personnages ressemblant à des statues et imitant les images romaines de Pompéi, sur le fond d'une structure architecturale en perspective. Ce sont des figures monumentales, aux formes "bloquées" dans l'espace et à l'attitude métaphysique: elles dérivent donc des choix iconographiques typiques du "Novecento", solennels et mystérieux pour un public non averti.
Funi va progressivement abandonner ces sujets de très haut niveau, préférant des solutions plus accessibles et plus personnelles.
Après l'expérience de la IVe Triennale, il se consacre en 1932 à la présentation des salles de la "Guerre Italienne" et de la "Victoire Italienne", à l'occasion de l'Exposition sur le dixième anniversaire de la "Révolution fasciste", ouverte au Palais des Expositions de Rome, sous la direction de Sironi.
Dans la première partie des années Trente, Funi se consacre à la décoration d'églises à Milan et à Rome. Dans la seconde moitié des années Trente il décore le hall de l'immeuble de propriété des Assurances RAS, à Trieste - avec la collaboration de son élève Felicita Frai - et la Salle des réunions de la Banca Nazionale del Lavoro, à Rome. Entre 1936 et 1939, l'artiste travaille encore - après le cycle de Ferrare - sur commande d'Italo Balbo, devenu gouverneur de la Libye. Il décore à Tripoli l'Église de Saint François, dans un style oscillant entre les atmosphères métaphysiques et les citations de Giotto, et présente une décoration tout à fait consacrée à la propagande politique - L'entrée triomphale du Duce à Tripoli le 16 mars 1937 -, qu'on considère son oeuvre la plus faible et la plus rhétorique.
Funi participe aussi à la grandiose opération décorative dans le Palais de Justice de Milan, que l'architecte Piacentini commence en 1929 et termine en 1940. L'artiste peint la fresque Moïse avec les tables de la Loi , pour la VIe Salle de la Section Pénale: bien que très populaire et protégé par certains des chefs du fascisme, Funi subit des attaques l'accusant d'avoir choisi un sujet "judaïque".
D'après Piacentini, responsable aussi de la décoration du bâtiment accueillant plus d'une centaine de réalisations figuratives, il faut représenter la Justice en faisant référence à quatre types différents de sources iconographiques: des sujets bibliques; des sources allégoriques; des citations romaines classiques; l'iconographie du régime. L'ensemble du bâtiment de Milan, tant sur le plan architectural qu'au point de vue figuratif, doit devenir, à l'avis de Piacentini, "le plus grand exemple ... de la fusion organique des oeuvres d'art, capables d'intégrer un très haut concept architectural ... en l'honneur du Régime et de Milan".
Les polémiques anti-Funi concernant l'accomplissement et la décoration du Palais de Justice de Milan mettent donc en discussion, aux dernières années du régime fasciste, la notion et la conception de l' "art moderne" - même dans le sens ambigu et souvent contradictoire de la définition jusqu'alors employée -, ainsi que la possibilité que cet art aurait d'exprimer d'une manière autonome une fonction de propagande politique: il paraît donc bien difficile de préserver le rôle professionnel des artistes et des critiques face aux pressions de plus en plus explicites des représentants du régime.
Le sens de ces interventions contraignantes réside dans les derniers choix politiques, faisant de la dictature fasciste un instrument qui - plusieurs années après les déclarations officielles et théoriques - puisse finalement permettre un contrôle "total" sur la réalité italienne, même dans le domaine des sujets picturaux. Mais le temps à disposition du régime va échoir: une fois ce choix totalitaire défini, avec la volonté d'imposer une iconographie "résolument fasciste" dans le domaine artistique, la possibilité de réaliser concrètement cette édification contrôlée de la nouvelle société italienne est empêchée par la Seconde Guerre mondiale et par l'effondrement du régime qui s'ensuit.
La dernière grande fresque à laquelle Funi se consacre est le triptyque du Mythe de Rome , dans le hall des Palais des Congrs construit pour l'Exposition universelle qui aurait dû se tenir à Rome en 1942: il s'agit de la summa inachevée (1940-43) de son credo artistique et ideologique, avant l'ecroulement du regime pour lequel il avait travaillé.
Presque toutes les entreprises décoratives des années Trente sont en rapport plus ou moins étroit avec la ville et son image: par l'instrument des interventions artistiques dans les bâtiments publics, et également pour le choix iconographique privilégiant les bâtisseurs, le domaine architectural, la métaphore de la construction. Mais le cycle décoratif de Funi consacré au Mythe de Ferrare (1934-37) se connecte tout spécialement à la représentation de la ville, en racontant une légende urbaine entre peinture et littérature, de Jérusalem à Rome en passant par la province italienne.
Chef-d'oeuvre de l'activité décorative de Funi, ce cycle pictural dans la "Sala della Consulta" de l'Hôtel de Ville de Ferrare a été inspiré par son ami, le chef du fascisme local Italo Balbo, et par des intellectuels du même milieu culturel. C'est une sorte de "kaléidoscope figuratif se fondant sur des légendes de l'hellénisme, de l'hagiographie chrétienne, des poèmes chevaleresques, des histoires de la Maison d'Este et des allégories des Mois"
(L. Scardino, Achille Funi - Itinerari di un affrescatore , Ferrare, 1988).
Dans les épisodes et les drames d'amour des poèmes du XVIe siècle, comme l' Orlando furioso et la Gerusalemme liberata , les histoires et les inventions fantastiques de Ferrare se fondent avec l'image que l'artiste conçoit: la ville se montre ainsi dans son panorama poétique et légendaire. En même temps, la ville des poèmes du Cinquecento "ouvre" sa dimension mythique, en renvoyant à d'autres cités et à d'autres topoi de la figuration et de la littérature.
Dans la scène de la Gerusalemme, la ville imaginée par Funi est l'assemblage d'éléments architecturaux de différentes époques et le lieu idéal d'un voyage de la dimension humaine - dans la moitié inférieure de la fresque - à celle sublime et divine, dans le registre supérieur. "Outre Rome, Jérusalem est la seconde ville à donner aux évocations imaginaires certains de ses traits représentatifs. De forme carrée, avec ses douze portes, selon la description qu'en donne l'Apocalypse de Jean, elle est picturalement représentée sous forme ronde. Et c'est de la forme picturale que sont issues les plus nombreuses évocations littéraires postérieures, comme si la symbolique du carré et du cercle éclipsait toutes les autres. ... Projection sur terre de la ville céleste (car il s'agit de ce que l'on porte dans le coeur, et non de ce que les yeux peuvent voir), Jérusalem a une forme parfaite ... L'enceinte qui la clôt est triple, comme l'écho de son centre, où s'émet dans tout le cosmos l'énergie rédemptrice. Toute ville imaginaire ... est symboliquement une Jérusalem, car elle tend à faire de la ville la représentation figurée d'une vision de l'univers spirituel. Suivant les siècles, ces images changeront ... Mais se maintiennent des organisations dominantes: celle du croisement perpendiculaire ... celle de la forme ronde avec ses possibilités de redondance ... ou de cheminement ..." (J. Roudaut, Les Villes imaginaires dans la littérature française , Paris, 1990). Si la Jérusalem céleste se situe au-delà du temps qui passe, puisqu'elle réunit la multiplicité du temps et de l'espace, la représentation de la ville terrestre peut ressembler au modèle idéal en tant que structure physique limitée, qu'on est en mesure de comprendre et de reconnaître par l'attention de notre regard: il s'agit donc d'une miniature, d'une reproduction à l'échelle réduite, signalée et protégée par une muraille. Tel est le cas, représenté par Funi, de la ville de Jérusalem en tant que Rome, qui se donne également par Rome en tant que Jérusalem. Il est aisé de reconnaître des monuments romains à l'intérieur de la muraille figurée par Funi: le temple de S. Pietro in Montorio, la tour du Capitole, le Panthéon et la Colonne Trajane - monument souvent reproduit par l'artiste - sont juxtaposés ici sans souci d'illusionnisme perspectif, comme si on voulait souligner les caractéristiques de ce lieu, qui n'est plus humain mais justement au delà du temps et de l'espace (R. Assunto, La città di Anfione e la città di Prometeo. Idea e poetiche della città , Milan 1984), tandis que la pyramide de Caio Cestio veille à l'extérieur de la muraille, près de la Porte de Saint-Paul.
Chez Funi, Ferrare devient ainsi un lieu réel en tant que mythe urbain: la ville acquiert sa force idéale en connexion avec d'autres endroits historiques, d'autres lieux de la sensibilité cultivée. "La ville est un compendium de villes mythiques ... Elle garde également en elle les forces des villes anciennes; les villes antiques citées gisent enfouies en elle" (Roudaut). C'est donc un parcours figuratif et poétique d'une petite capitale de la Renaissance italienne à son idéalisation littéraire - qui rend hommage à Jérusalem - et à la vision de Rome en tant qu'image sensible de la "cité céleste". "Si les villes imaginaires font référence à Rome, ce n'est pas pour évoquer sa forme géographique réelle et son image ... mais sa description intellectuelle et spirituelle théorique: le croisement des axes est-ouest, nord-sud, le décumanus et le cardo , détermine des quartiers et fixe un point central d'équilibre et de pivotement ... Et les fortifications, dont nous la voyons se protéger dans toutes les descriptions, n'ont pas pour objet l'esthétisme, ni la pratique guerrière; leur présence joue le rôle de frontière sacrée, tient lieu de pomerium ; tracé autour de la ville en souvenir d'un sillon premier, il est un territoire que les puissances telluriques, chtoniennes, infernales rendent symboliquement infranchissable" (Roudaut).
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