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LES MEMOIRES
Transactions Culturelles Electroniques/Imprimées
Menton, La Montée de la Conception
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Ettore Janulardo
Calvino: Gli avanguardisti a Mentone
Cest en 1953 quItalo Calvino (1923-1985) publie pour la première fois son conte Gli avanguardisti a Mentone . Les vingt-cinq pages de cette évocation juvénile sont comprises dans un triptyque paru en 1954, Lentrata in guerra (Lentrée en guerre), qui aurait dû constituer le noyau central dun roman sur les années de la Seconde guerre mondiale et quon pourrait considérer un à part dans luvre de lécrivain italien.
Lhistoire du jeune protagoniste à travers lequel sexprime lexpérience autobiographique de lauteur se situe en septembre 1940 sur le fond dune Riviera italienne en voie de transformation. Comme indiqué par Calvino dans ces pages, et également dans dautres remarques biographiques et critiques, San Remo et ses environs sont en train de perdre leur connotation de station touristique cosmopolite pour changer de statut: après le dernier conflit mondial, ils vont devenir un endroit de la banlieue de Turin ou de Milan, des lieux à haute frequentation pour des voyages ordinaires. Mais pour linstant, à lépoque du conte de Calvino, le paysage de la Ligurie nest que larrière-plan dun scénario de guerre, celle franco-italienne de lété 1940, elle-même campagne militaire secondaire dans le contexte du conflit européen.
Le protagoniste est donc un réfléchi jeune homme de dix-sept-ans, comme tous les garcons de son âge engagé dans une des organisations de la jeunesse fasciste, les Avanguardisti. Tout en menant une vie paisible dans les rues de San Remo où même le black-out semble devenir une mode amusante pour les promenades du soir , il connaît quelques uns des enjeux militaires de cette époque et a loccasion de remarquer des flux de réfugiés italiens qui fuient leurs maisons pour se mettre à labri. Lorsquon souligne dans le conte que les propriétés de ces réfugiés ne sont pas épargnées par des voleurs capables de profiter de tout malheur, on assiste déjà à lintroduction dune note dramatique dans un contexte presque vacancier pour le jeune homme.
Cest par une sorte dexcursion en groupe que le protagoniste fait sa rencontre avec les lieux touchés par la guerre et avec lhistoire: il ne peut que sortir affecté par cette expérience, même sil ne sagit pour linstant que dune première étape dans sa prise de conscience.
Dans le récit, les fascistes italiens recrutent des avanguardisti à conduire à Menton. La ville a été annexée à lItalie après les opérations militaires décrétées par Mussolini en juin 1940, mais elle reste un lieu fermé aux civils italiens: pouvoir y avoir accès constitue ainsi une occasion privilégiée, même si on doit se limiter à une sorte de parade à la gare française en attendant larrivée dune délégation de la jeunesse espagnole de Franco.
Après avoir également inscrit son ami Biancone à cette opération para-militaire, le jeune protagoniste-auteur monte dans un car les emmenant à Menton. Sous un ciel de pluie le trajet nest pas gai, mais il y a la possibilité de vérifier les conséquences de quelques affrontements et dapercevoir sous un tunnel le train armé donné par Hitler à Mussolini. On dépasse lancien poste de frontière, on essaie de vanter lexpansion des terres italiennes vers louest, mais lambiance dans le car nest pas vraiment triomphale: les troupes italiennes nont pas réussi à occuper Nice et la conquête de Menton ne peut pas satisfaire le grandiloquent bellicisme fasciste.
Larrivée à Menton correspond à la confrontation avec plusieurs perspectives différentes.
Bien que le narrateur ne se pose quune paire de questions naïves, la perception dune collocation topographique et temporelle différentes par rapport aux espaces et aux caractéristiques des villes italiennes est immédiatement soulignée. Les avenues aux arbres alignés de la ville méditerranéenne ont en effet quelque chose détranger qui fait penser aux villes du Nord de lEurope, que le jeune protagoniste ne connaît pas: Est-ce que Menton est comme Paris?, se demande-t-il.
Lautre question paraît impliquer un degré supérieur de réflexion. La vision de quelques enseignes fanées correspond à une amorce de problématique temporelle: Est-ce que la France appartient au passé?. Dans le contexte historique du conte, la question du jeune avanguardista Calvino est moins innocente et superflue que ce quon pourrait croire: cest un signal, parmi dautres, dune pièce de la propagande fasciste qui semble ne pas ou ne plus correspondre aux attentes du protagoniste. La prétendue capacité du régime italien de répondre aux attentes et aux obligations de la modernité contemporaine pourrait donc être remise en cause. Et la confrontation avec la différence française, authentique ou supposée, nest quune étape dun processus de désangagement par rapport aux promesses, et aux perceptions, établies par le régime fasciste.
Le séjour dans la ville française est incongru et dépourvu defficacité. Pendant quon attend lapparition du train des jeunes falangistes espagnols dont larrivée, de plus en plus retardée, ne sera quune présence fugace et ultérieurement étrangère , les avanguardisti italiens se livrent à un pillage incohérent dans les maisons et les villas abandonées de Menton. Déjà présent dans les premières pages du conte, le thème de la déprédation revient en force dans la seconde partie du récit. Encouragée par les chefs fascistes, laccumulation de toute sorte dobjets volés est même le but ultime de cette bizarre excursion.
On a déjà remarqué létat dâme perplexe du narrateur lors du voyage et de larrivée à Menton. Cest au moment du pillage que se manifeste un deuxième moment fort de la différenciation de Calvino par rapport à ses camarades. Se refusant même à lidée de visiter la ville rien que pour la violer, il voudrait par contre la silloner pour en saisir quelques aspects inédits ou quelques vérités cachées: ne fussent-ils que des magasins où trouver des cigarettes ou un monument à la petite fille Menton qui est accueillie par madame la France après le plébiscite de 1860.
La déception du protagoniste est dautant plus fort quil remarque son ami Biancone plutôt à laise avec les techniques du pillage: parmi dautres biens, ce dernier sempare ainsi dun portrait de Danielle Darrieux et dun livre de Léon Blum.
Après une nuit de repos incertain, Calvino pourrait donc être le seul avanguardista destiné à rentrer en Italie sans un souvenir de la ville défaite. Cest précisement durant cette nuit que le jeune protagoniste rassemble dans le même dégoût le fascisme, la guerre et la vulgarité de ses camarades et parvient à théoriser la valeur héroïque de son attitude personnelle: ne pas voler, cest un acte de sabotage anti-fasciste. Le sabotage devient enfin une action concrète lorsque Calvino vole la clef du New Club, lex-siège dune société anglaise à Menton, devenu pour loccasion la Casa del Fascio des Italiens. Le vol accompli est ainsi dirigé contre un établissement occupé par les fascistes et représente une des seules formes possibles de protestation lors de ce voyage en France.
La conclusion du récit exprime le troisième moment de distanciation du protagoniste par rapport à ses camarades. Par quelques phrases mélancoliques, au style assurément calvinien, on dessine le trajet du car dans la nuit de la Riviera au dessus dune mer houleuse: différemment de la veille, ce parcours ne correspond plus à une excursion juvénile mais annonce la confrontation inéluctable avec la guerre. De la part dun avanguardista, se poser une question sur les modalités de cet engagement et sur ses conséquences, cest déjà séloigner du fascisme, le trahir.
Le récit dont on vient de citer quelques aspects ne constitue pas un cas isolé dans luvre littéraire de Calvino. Intégré dabord dans le triptyque Lentrata in guerra, qui exprime le même esprit de participation curieuse et plutôt maladroite aux événements militaires de lété 1940, lhistoire de cette excursion à Menton trouve toute sa signification si on la met en relation avec les personnages du premier roman de lauteur italien.
Sous limpulsion dune urgence décriture et de mise au point idéologique, Calvino publie en 1947 Il sentiero dei nidi di ragno (Le sentier des nids daraignée). Tout en ayant recours à des personnages et à des situations proches de lunivers des fables plus tard très familier à Calvino , ce premier livre nous témoigne de son engagement personnel dans la Resistenza italienne contre le nazi-fascisme.
Le jeune avanguardista à Menton, perplexe dabord et dégoûté par la suite par ses camarades, ne fait que témoigner dune attitude a-fasciste qui devient plus tard, au cours de la Seconde guerre mondiale, un engagement anti-fasciste de la part de Calvino. Italo et son frère cadet Floriano entrent ainsi dans le maquis et combattent sur les Alpes Maritimes, tandis que leurs parents sont arrêtés par la police et placés sous surveillance.
Par une sorte de renversement littéraire par rapport à lexpérience réelle, la prise de contact avec le Menton occupé par les fascistes nest racontée que quelques années après le roman de Calvino sur la résistance. Mais le besoin impérieux de raconter sa participation à la guerre sexprime par le biais dun artifice littéraire: Calvino réalise une régression qui lui permet de décrire des fragments de cette guerre à travers les yeux et les mots dun jeune garçon.
Cest dans ce contexte que Pin, le protagoniste de Il sentiero, vit ses difficiles expériences de formation, sans pouvoir parvenir à attribuer un sens historique ou politique à sa présence armée à lintérieur dune bizarre compagnie de maquisards qui affrontent les Allemands et les fascistes sur les Alpes. Face à lattitude de Pin, mais sans rapport dialectique direct avec lui, se campe au milieu du roman la figure du commissaire politique Kim, délégué à représenter la ligne idéologique et politique officielle des communistes.
Au point de vue strictement littéraire, le roman souffre donc dune contradiction non résolue entre la perception de ladolescent Pin pour qui la guerre se situe entre le jeu et la représentation théâtrale et la froideur intellectuelle de Kim, qui connaît les faiblesses et les limites de ses maquisards mais qui les emploie pour un calcul de stratégie militaire et politique. Cette imperfection narrative du jeune auteur correspond pourtant au désarroi personnel de lhomme Calvino, forcé à se libérer en peu de temps des contraintes du régime et à se confronter aux obligations dun engagement anti-fasciste.
En faisant donc référence au roman, dans cette perspective de lecture croisée de luvre de lécrivain italien et de ses choix personnels lors de la Seconde guerre mondiale, le conte Gli avanguardisti a Mentone se caractérise par une étape importante dun processus de formation destiné à senrichir dautres passages. Le schéma narratif du récit se construit sur des fondations triples: enthousiasme pour la visite en vainquers dans la ville française occupée; sentiment dêtre hors de place par rapport à ses camarades fascistes; perception et attente dune prochaine évolution de sa vie et de ses valeurs personnelles. Bien quil sagisse dune reconstruction postérieure à lélaboration de son premier roman, un tel schéma dialectique permet à Calvino dinsérer son aventure à Menton dans un réseau de liaisons historiques et personnelles riches, faisant de ce voyage une ouverture symbolique sur une nouvelle phase de sa vie.
Paru dans "Recherches Régionales - Alpes-Maritimes", n. 178, 2005
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